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Le ciel tourne

 

 

Nous sommes peu de choses quand le ciel tourne. Il a tourné, largement, hautement, au-dessus de nos deux têtes, ce matin-là dans la forêt pluvieuse. Ma tête plus proche du ciel que la sienne, malgré mes épaules ployées, cet accablement discret et continu qui a toujours fait de moi, depuis l'adolescence, une éternelle petite vieille. "Tu es une belle femme." Oui, mais je suis aussi une petite vieille, et personne ne le sait sauf moi. Sa tête plus loin du ciel que la mienne, malgré l'intense droiture de son port, ses épaules dégagées, sa façon de se dresser naturellement entre ciel et terre comme s'il ne lui en coûtait rien, à lui, mon enfant.

Et pourtant ce matin-là, dans la forêt généreuse en toutes choses, en vent, en pluie, en soleil, en girolles, en branches craquantes et branches indestructibles, en souches mouillées où s'asseoir, en vallées de feuilles interminables, à traverser quoi qu'il en coûte, mon accablement lui était léger, pour une fois. Et moi, sa droite et vivante stature, je la sentais humble. Il me suivait pas à pas, sans fatigue, sans trop de questions, heureux de suivre, confondu à mon errance sans tristesse, jaloux de la facilité avec laquelle je repérais infailliblement, dans les amas de feuilles pourries, l'infime tache orange qui dénonçait la présence d'un petit troupeau de champignons, lui qui ne voyait rien et se contentait de me suivre. Je lui disais : tu m'accompagnerais au cimetière ? Et lui me répondait : on fait comme tu veux Maman. Il souriait de son sourire gracieux, détendu, comme indifférent à tout sauf au plaisir de me suivre, d'être confondu à mon indécision, pour une fois en sécurité, à l'abri de mon indécision ronde, sans angoisse, dont pour un fois je ne le chassais pas. Où au contraire je l'accueillais comme si elle était moi, comme s'il était moi, comme si nous n'étions qu'un, moi, lui, notre errance et la forêt où il craignait vaguement, tout de même - car il a le sens des réalités - que nous nous perdions.

"Tu m'accompagnes et si tu veux, tu restes dans la voiture. Et si tu veux, tu viens avec moi, moi je préfèrerais que tu vienne avec moi. — Comme tu veux Maman." Et aussitôt je crie encore une fois, un cri de joie et de surprise, parce que j'ai marché sur un pied de mouton dont le rose délicat est comme une fausse note dans ce sombre sous-bois d'automne, comme l'insolence obstinée d'un printemps de prairie qui aurait réussi à conquérir un peu de territoire ici, à l'ombre de la forêt si dense qu'on ne voit plus la route, ni le ciel, qui tourne à grand cercles larges de compassion au-dessus de nos têtes. Je me baisse pour fouiller les alentours, il me regarde patiemment. "T'es marrante, chaque fois que tu dis "viens on accélère", tu t'arrêtes pour ramasser un truc. C'est bon, les pieds de mouton ?" Je fouille la terre comme si ma vie en dépendait. "Regarde, ils sont toujours par troupeaux, comme les moutons. Ce truc blanc là, qui circule dans le sol, c'est leur racine commune, ils naissent tous de ça. Tu vois comme elle va loin ? — Et la racine, on la mange ? — Non, la racine, on la laisse. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. Mon père faisait comme ça."

Et je fouille la terre sans rien trouver d'autre. Je m'obstine. Il rigole : "Il n'y a plus rien ici, franchement, les champignons, ça te rend dingue. J'ai les pieds tout mouillés, on y va ?" Il dit ça comme il dirait : je me sens si bien ici, on reste ? Il a exactement la même intonation que s'il disait cela. Je me relève. "Les pieds de mouton, c'est pas super bon, c'est pas le top du top, mais c'est quand même bien. Je n'en ai jamais trouvé autant de ma vie. — Même avec ton père ? — Oui, même avec mon père. On en trouvait toujours 2 ou 3, pas plus. Là, c'est un miracle." Il rigole encore. "Un miracle, non, c'est que tu es très forte en champignons. — C'est rien à côté de mon père. — Moi je ne crois pas qu'on puisse être plus forte en champignons que toi. On y va ?"

Retour à la voiture qui nous attend à l'entrée de la forêt. Il s'impatiente gentiment quant je me penche encore pour ramasser je ne sais quel vieux cèpe mangé par les limaces. Nous passons lentement devant ce qui était autrefois ma maison. On dirait qu'elle a rétréci, avec ces grandes haies qui l'entourent, toute cette végétation qui a poussé à son contact, ces glycines gigantesques qui encadrent le portail. La porte est grande ouverte. Je n'ose pas m'arrêter. Nous continuons. Je retrouve sans hésiter le chemin du cimetière. Je me gare. Je lui demande à nouveau s'il préfère rester dans la voiture, et comme il ne répond pas, je lui dis à nouveau que j'aimerais qu'il vienne avec moi. Il me dit "d'accord". Il me dit sans me le dire qu'aujourd'hui, il fera tout ce que je veux, parce qu'il y trouve son compte.

Dans le cimetière il y a toujours du vent. Le ciel tourne. On entend le bruit des voitures, pas si loin, sur la nationale. Je lis le nom de mes deux parents écrits sur la même tombe, une petite tombe humble qu'autrefois je trouvais immense. Elle est humble, la pierre est noircie par la mousse, humide.Voilà, ils sont donc enterrés ensemble, c'est moi qui l'ai voulu et c'est moi qui l'ai fait, je l'avais oublié. On lit très bien les noms. Sur la tombe de mes parents il n'y a rien écrit d'autre que les noms, rien de toutes ces phrases étranges qu'on trouve ailleurs, les promesses d'amour éternel, les serments de ne pas oublier. Comment pourrait-on oublier. Pourquoi en parler, pourquoi jurer, pourquoi le dire ? Ils savent mieux que nous qu'on ne les oublie pas, qu'on le veuille ou non, et j'espère bien qu'ils s'en foutent. Mes parents, beaux et grands, enlacés, embrassés, et moi qui contemple, perplexe, cette beauté que je leur trouvais, que je trouve en mon fils, et que j'ai tant de mal à trouver en moi-même. Cela faisait vraiment longtemps que je ne les avais pas aimés, et plus longtemps encore que je ne les avais pas remerciés, comme je faisais petite fille à longueur de temps, à longueur de ce temps non compté où j'aimais la vie sans discuter, sans demander pourquoi, de m'avoir donné naissance.

Je m'assieds sur la pierre tandis que lui gambade un peu. Il me rejoins et pose sa tête contre moi. Je lui explique ce que font là ces cailloux qu'on trouve au bord des tombes, dans le carré juif du cimetière. Et comme c'est drôle que mon père soit enterré là, dans le carré juif, lui qui ne l'était pas, et personne ne le croyait quand il disait qu'il ne l'était pas. Il prend un caillou et le pose sur la tombe. Il repose à nouveau sa tête contre moi. Je lui dis que je regrette, comme je regrette, combien je regrette qu'ils ne l'aient pas connu, mon beau fils, mon grand fils, ni l'un ni l'autre. A ce moment il me dit que ça lui fait triste, le ciel tourne et il pleure. Moi aussi, j'aimerais poser ma tête contre ma mère. Nous nous levons, et sur le chemin du retour, je lui explique comme ça, ça me sort comme ça, que ce n'est pas si grave que ça de perdre ses parents. Que ce n'est pas si grave non plus de laisser ses enfants jeunes, seuls, dans le monde. Que tout le monde s'en sort très bien si on n'en fait pas tout un plat. Les enfants, ça sait vivre, et les parents, ça devrait savoir mourir. L'ordre des choses. Mais encore une fois le ciel tourne, comme un immense tapis de laine qui ne couvre qu'imparfaitement l'autre ciel, celui qu'on ne voit pas. Il ne me laisse pas finir mes histoires, il me parle d'autre chose, un truc marrant, j'ai oublié quoi, mon fils beau et grand qui rit maintenant de ses propres blagues, tout seul à l'arrière de la voiture, et qui ne m'écoute plus.

Avant de prendre la route pour venir en forêt, ce matin-là, il avait tenu à emporter un grand bâton, un bâton qu'il avait trouvé quelques années plus tôt dans le jardin de ses grands-parents, ses autres grands-parents, ceux qui le connaissent bien, les parents de son père. A l'époque, il était tout petit. Il l'avait sorti du feu où il commençait à noircir, l'avait râclé, écorcé, poli, puis y avait gravé son nom, et divers signes. Et il l'avait rapporté dans sa maison. Il l'adorait. Ce grand bâton, dans la forêt, il l'avait posé un instant pour observer une grenouille, et puis nous étions partis sans penser à le reprendre. Quand il s'est rendu compte qu'il l'avait oublié, il m'a demandé si nous pouvions revenir sur nos pas pour le retrouver. Comment retrouver un bâton dans une forêt. Je lui ai dit qu'il était peu probable qu'on le retrouve, mais qu'on pouvait quand même essayer. Je savais qu'on ne le retrouverait pas. Il a cherché activement au début, puis plus mollement. Je lui ai dit à peu près ce qu'aurait dit mon père : que la forêt avait été généreuse avec nous, et qu'on ne pouvait pas vraiment regretter de lui avoir fait ce cadeau en retour, ce beau bâton avec un vrai nom gravé dessus. Alors, mystérieusement, il ne s'est plus inquiété de son bâton. Par contre, lui si confiant, si abandonné jusque là, il s'est soudainement inquiété de savoir si je saurais retrouver le chemin jusqu'à la voiture. Il avait un doute. Je lui ai dit qu'il n'y avait aucun doute, mais là, tout à coup, il ne me croyait plus. Comme si tout à coup, renonçant sereinement à son bâton, il craignait d'avoir perdu autre chose de plus important.

Sur la route, en revenant, un arc-en-ciel est apparu devant nous. Une heure de route, et l'arc-en-ciel a tenu une heure lui aussi, dans la pluie et le soleil, sous le ciel tournant. Il n'en finissait pas d'être là. On le voyait parfois tout entier, quand le paysage était dégagé, plongeant chacun de ses pieds à l'horizon. C'est en entrant dans la ville, avec tous ces foutus tournants, qu'on l'a perdu de vue.

 

Mais peut-être qu'il est resté là jusqu'à la nuit. Peut-être qu'on aurait pu déchiffrer longtemps encore, même dans la nuit noire, l'extraordinaire distinction de ses sept couleurs.

 

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