top of page

Se vendre, ou : ce que m'apprend le citronnier nain

Ce matin dans ma rue j'ai croisé, sur le parterre d'un fleuriste de quartier, un citronnier nain.

L'arbuste était accablé de citrons, nains eux-aussi, au point qu'on ne pouvait croire qu'un plante si frêle ait pu produire tant de fruits - trente, quarante fruits bien ronds sur un arbre plus petit qu'un enfant de un an. Et moi, incrédule, interdite, j'avançais ma main pour toucher l'écorce jaune et lisse, forcer un peu les attaches des fruits à l'arbre, voir s'il ne s'agissait pas, au fond, de faux fruits accrochées comme des boules de Noël à je ne sais quel arbuste stérile, ou d'une espèce plus commune.

Froisser la feuille, espérer un parfum. C'étaient bien de vrais citrons, nés de l'arbre planté dans la terre.

Un vrai citronnier, rien à dire. On l'avait juste trafiqué pour qu'il donne plus qu'on ne pouvait raisonnablement attendre d'un arbre ordinaire. Croisé, sélectionné, taillé, dopé, pour que par ce froid glacial d'un matin d'avril dans un Paris encore hivernal, dans une France qui ne comprenait rien à lui, il fasse celui qui a poussé là tout seul, celui qui n'a besoin de rien, ni de terre ni de soleil ni de frères fruitiers, pour être ce qu'il est, et un peu plus encore. Miracle de la nature, héros du monde végétal, fertile avant l'heure, oh le petit arbre prépubère et surdoué qui en donnait plus, qui se donnait trop, dans la ville froide et inhospitalière.

On ne pouvait le toucher sans être menacé par un vague sentiment d'indécence. Trop tôt sommé de produire, avant l'heure et en vain, des fruits stériles dont ne naîtrait jamais aucun arbre. Pire encore - car c'est d'ordinaire la consolation des arbres de verger apprivoisés par l'homme, que leur chair au moins profite à d'autres chairs, celle des oiseaux ou celle des hommes -, il donnait des fruits que nul ne mangerait jamais, impropres à toute consommation, nés pour le plaisir mais visiblement impuissants à donner aucun des plaisirs qu'on pouvait en attendre sinon celui, illusoire, de posséder chez soi, dans le salon de son appartement parisien, comme une citation approximative des sauvages et puissants citronniers d'Algérie. Son fantôme atrophié. Un arbuste mariole, une créature déplacée, une misère.

Ce citronnier était et n'était qu'à vendre. Et tout ce jaune aigu, tranchant vivement sur le pavé gris de Paris, ce jaune natif éblouissant, miraculeux, soudainement détourné par son usage publicitaire, dénoncé tout à coup comme un m'as-tu-vu vulgaire, cela fendait l'âme, le coeur, plus sûrement encore que le porte-monnaie.

Pauvre citronnier, c'est là tout le sens de son existence : achetez-le. Fendez le porte-monnaie pour le citronnier qui fend le coeur, à n'être né que pour être acheté, achetez-le, c'est la moindre des choses. 

 

 

 

Quand j'ai commencé à publier mes chansons, mes textes, j'étais lente. Je prenais mon temps. Je n'exposais au regard que des fruits longuement mûris. Je voulais qu'on les mange, je voulais qu'on me goûte, je voulais être un parfum. Mes chansons duraient dix minutes, on me disait : c'est beau, c'est beau, mais c'est long, les gens n'écouteront pas jusqu'au bout. Mes textes couraient sur des pages, de longues phrases interrompues et tourmentées, à perdre haleine. De grands pavés de texte qui découragent. On me disait, sur Internet, il faut faire court, bref, percutant, sinon les gens zappent. C'est dommage, c'est si beau ce que tu écris.

On m'a fait entendre que se vendre supposait quelques accommodements avec la nature, et une part de moi a consenti, peu à peu, à cette façon de faire, faisant du même coup peu à peu et sans que je m'en rende compte le deuil de ses âpres citrons sauvages. 

La minuscule notoriété que j'ai commencé à acquérir, avec mes textes interminables et mes chansons opaques, j'ai eu peur de la perdre. J'ai commencé à me demander comment m'améliorer, me vendre. J'ai voulu exister, j'ai trouvé ça, comment dire, important. Peu importe que je l'aie fait avec une louable pudeur, ou avec maladresse : quelque chose était engagé.

Etre plus accessible. Capter l'attention. Avoir une actualité. Se faire un réseau. En exploiter le potentiel viral. Réfléchir sur la viralité même. Publier des photos, les photos, les gens les regardent, les partagent. Des vidéos aussi, mais moins. Des textes, oh, oublie. Surveiller les statistiques d'écoute. Dire ses succès, même les moindres. Rester dans le top 100 machin et le top ten truc, dans le cadre, dans la course. Sarah, ma Sarah, fais nous ça moins long. Poste une nouvelle chanson, vite, l'audience baisse. Invente un concept, crée ton univers, reste cohérente, construis ton image, fais un teaser, fais un player, fais le buzz, oh les laids mots. Petits citrons aux formes nettes et sans goût, promesses éphémères mais qu'on incarne tout de même dans de la chair vivante, avec tout ce temps et cette énergie qu'il faut bien consentir et concentrer pour qu'elle croisse, la chair vivante, la plante réelle. Sarah, ma Sarah, donne-toi de la valeur. Mais s'il faut que je m'en donne, c'est bien que je n'en ai pas assez ? Et comment se donner à soi-même ce dont on manque ? Puisqu'on en manque, où le prendre ? On le prend là, dans la valeur qui circule, celle qui a déjà fait ses preuves et qu'on s'arrache, on vend son âme au diable, qui ne s'est jamais incarné ailleurs que dans ces bancs d'idoles qui traversent, toujours pour peu de temps, l'océan du désir où nous sommes tous plongés, captant le désir commun, bête, barbare, non individué, où s'échouent la plupart de nos ambitions de désir personnelles. Les idoles que nous adorons, que nous envions, que nous voulons incarner, ne sont jamais rien d'autre que des pauvres diables. On cherche à ressembler à, être comparé à, être identifié à ou assimilé à, se faire reconnaitre comme, se faire passer pour, etc.. On cherche la place où "ça" se vend, on s'y poste et on se les fait pousser vite fait, à grand renfort d'engrais toxiques, la trentaines de citrons sur ses branches, en espérant que leur beau jaune citron accrochera l'oeil du passant et lui inspirera soudain l'envie, un matin glacial de printemps, de revenir chez lui avec un citronnier en pot. Brutalement, on veut être ce citronnier, ou du moins, on croit devoir l'être pour que quelqu'un, un jour, goûte à nos fruits.

Et l'âme a besoin qu'on goûte aux fruits de l'existence qu'elle anime, on n'y peut rien.

Un jour, j'ai écrit une chanson extrêmement vulgaire, drôle, et à fendre l'âme, qui s'appelle "Buzz moi fort." Elle parle de cette histoire de diable, et d'idoles. C'est comme la chanson d'un citronnier nain qui prendrait tout à coup conscience de sa condition. Je la publierai un jour, peut-être, quand je serai au clair avec toute cette affaire, se vendre. 

Ne croyez pas que je rage, ni que je juge. Vendre, il le faut. Et je suis une acheteuse, moi, j'aime acheter. J'aime qu'on me propose, au détour d'une rue parisienne, des citrons sauvages, très chers, venus de loin. Mais vendre quoi ? En tout cas, se vendre, non. Je n'aime pas qu'on me propose l'arbre tout entier, réduit aux proportions ridicules qui seules lui permettront d'entrer dans un salon parisien, ce petit arbre humilié devant ses ancêtres.

Et pourquoi ne pourrait-on se vendre ? Parce qu'on ne se possède pas. Ainsi se vendre n'est ni mal, ni bien. C'est une arnaque. On vend du vent. 

Avant, quand je montais sur scène, je n'étais même pas foutue de mettre du rouge à lèvre. On me disait alors : t'es une belle femme, montre-toi, mets des jupes plus courtes, c'est quoi ce jean, c'est quoi ces godasses, les talons tu connais, il faut profiter de ce qu'on a, exploiter ses atouts, aider la nature, séduire.

J'ai trouvé que c'était vrai, qu'on ne pouvait pas éternellement réclamer d'être aimé de tous quand on est revêche comme un citronnier sauvage vieux de quelques siècles, perdu au milieu d'un champ déserté depuis presque aussi longtemps. J'ai découvert, à ma manière timide et lente, le plaisir de séduire, d'être trouvée belle. Mais tout de même, à l'intérieur, un soupçon me tient, que rien n'apaise. Car tout ce que je pourrai jamais acquérir de valeur, d'estime, de succès ou de désir et qui soit lié à cet arbre que je suis, à cet être que je suis, tout cela ne m'appartient pas. Il faudra un jour le rendre, mais à qui ? La beauté ne nous appartient pas, ni celle d'un corps, ni celle d'un visage, ni celle d'une voix. Il n'y a pas de justice sociale ni de paix sur cette terre aussi longtemps qu'on croit la posséder de droit, pouvoir l'exploiter sans réserve et en jouir autrement qu'en recueillant patiemment ses fruits, selon le rythme qui est le sien. Comme un arbre qui se trouverait par chance dans le jardin que vous venez d'acheter. Vous pouvez l'admirer, le soigner, le servir, jouir de ses fruits. Le traiter bien, qu'il vous en donne plus, et de meilleurs. Mais si vous commencez à le harceler pour qu'il donne toujours plus, mieux, tout de suite, à heures régulières, hiver comme été, si vous comptez fonder sur ce pauvre arbre un commerce international à flux tendu, alors il rendra l'âme. Et ce, non pas tôt ou tard, comme on croit, au moment de sa mort effective, mais d'emblée - aussitôt que vous aurez prétendu vous emparer de son existence-même, afin qu'elle serve vos intérêts. Il rendra l'âme, et l'âme vous échappera, il rendra l'âme afin qu'elle vous échappe, que rien d'elle ne vous profite, car il est contraire à la nature des âmes d'être exploitées, et vous vous retrouverez avec, entre les mains, la forme déjà désertée d'un arbre qui certes continuera à donner quelques années ce qu'on lui demande, mais des fruits insensés, sans raison ni sans goût, avant de mourir pour de bon.

Et la terre se peuple de citronniers toujours plus atrophiés, toujours plus performants, de tentations disgracieuses, excitantes, décevantes, innombrables.

Quel était donc mon but, mon plan, le sens de mon action ? Accrocher les regards et les désirs, chauffer, teaser, jusqu'à fendre les porte-monnaies et forcer tous les salons de tous les passants de Paris et d'ailleurs sous la forme d'un produit dont on ne sait trop quel destin lui serait réservé une fois qu'il aurait été acheté ? Car à ce jeu du succès, rien ne compte ni n'a de valeur, sinon ce moment précis où l'on a mené la transaction jusqu'à son terme, où l'on est passé de l'autre côté, où l'on a vendu. Gagné, pourrait-on dire - le score le prouve, et game over.

A la veille de publier mon premier album, je me demande et je m'inquiète de ce que je fais, de comment je le fais. Non qu'il y ait, dans mon cas, de quoi vraiment s'inquiéter.. Comme dirait Jonas Müller, mon ami pianiste, qui m'a initiée au concept de musique durable, je ne vais certainement pas m'acheter une Mercedes sur la vente de ce disque, ou peut-être un modèle réduit pour mes enfants. Pas d'inquiétude mal placée, aucune chance que le succès ne me tourne la tête par son ampleur, là n'est pas vraiment la question. Mais je m'inquiète de sa nature, d'une justesse qui se perd. Je m'inquiète d'un malentendu entre moi et moi-même, entre nous et nous-mêmes. La vision du citronnier nain, fanfaron et pathétique dans son petit pot, m'interroge. 

Peut-être quelques uns de ceux-là, que j'aurais captés par les moyens douteux du "se vendre", m'écouteront-ils tout de même dans la nuit, avec le plaisir mystérieux qu'on prend aux parfums réels, inconnus. Mais peut-être aussi que mon disque patientera sur une étagère, que mes passants séduits et attrapés lui jetteront le regard ambivalent qu'on doit jeter, j'imagine, au citronnier dont on a eu envie un instant, qu'on a acheté et rapporté chez soi, mais qui décevra finalement, nécessairement. Car quoi, à la fin, ce n'est pas un vrai citronnier sauvage d'Algérie ou du Liban. C'est un simulacre, une proie pour l'ombre. Les fruits tombent plus vite que prévu, on se retrouve avec un arbre sans grâce native, un arbre retors, on attend la prochaine floraison qui ne viendra pas, sinon maladroite et hors de propos, en plein coeur de l'hiver. On taille un peu de-ci de-là, vaguement coupable de ne pas savoir s'en occuper comme il faudrait, avec tout on fond de soi la certitude fatiguée qu'on ne peut pas s'en occuper, qu'il n'y a rien à faire : c'est un arbre jetable, et on s'est fait avoir par la promesse jamais tenue d'un achat de trop.

Voilà, juste pour vous dire, mes amis musiciens et mes amis artistes, mes amis lecteurs, et ceux qui m'écoutent dans le noir et que je renonce solennellement à appeler "mes fans" désormais : mûrissons nos fruits lentement. Ne nous balançons pas à la tête nos créations jetables. Mon premier album aura pris des années et des années à voir le jour. Je cesse d'en avoir honte.

A partir de maintenant, que de la bonne came, promis. Vendue pour ce qu'elle est, sans embrouille. Et si vous me l'achetez, comme on dit, ce sera parce que vous aurez conçu pour elle un désir profond, longuement mûri, mordant, cruel, singulier, durable. Parce que vous serez attachés à ce désir-même. Comme pour un mariage - qui aurait l'idée de convier à son mariage le diable, ou ne serait-ce que le plus sympa de ses avocats ? 

Parce que la musique est sacrée, tout comme les citronniers, les hommes, les femmes, les oiseaux, les chiens, les pierres, et même le petit citronnier nain, qui fend le coeur. C'est pour ça qu'il fend le coeur. Et cela, au fond, nous le savons très bien.

bottom of page