Le mensonge
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Le bruit d’une tondeuse dans le jardin d’à côté
Le temps d’un après-midi
L’automne déjà, et dommage, et pourquoi pas
Mon héroïsme triste
Le désir de m’embrumer de fumée
Ma triste résistance
Ma douloureuse résignation
Au choix instable que j’ai fait malgré moi
Que j’ai fait tout de même
De vivre toute la vie
Sans discuter, sans demander pourquoi
Ma douloureuse résignation
Ma sérénité de circonstance
Ma douloureuse tranquillité d’âme — j’ai vécu pire
Ainsi on survit à tout
Mon Dieu me manque
Mon fils est là près de moi, mon amour sereinement chéri
Et mon Dieu me manque
Tu sais le mot que je préfère ?
Que je place par-dessus tout au monde ?
Equanimité.
Autrefois dans le jardin d’à côté
C’étaient les aboiements d’un berger allemand
Les rires de la famille française réunie autour du barbecue du dimanche
Et mon mépris par-dessus leurs rires comme une encre épaisse
De temps à autre le chien mordait la main amie de son maître
Et l’on disait alors
Un berger, impossible de lui faire confiance
Il y a du loup en lui
Il y a du loup
Moi mon mépris mordait comme l’encre la feuille
Toutes ces mains amies qui se croisaient par-dessus la clôture du 137
Jour après jour bonsoir et bonjour
Et tout va bien merci, et vous ? Mais tout va bien
Moi ma mère mourrait peu à peu sa vie sous l’ombre des feuillages
Mais tout va bien
Et aujourd’hui qu’elle est partie
Que je ne trouve plus mon plaisir à l’ombre des feuillages
Je dois bien le dire, encore, tout va bien.
C’était vrai, tout allait bien
Des années de maladie
Un instant de convalescence
Une brève journée d’été soudain le désir de sortir
Ma mère sa jupe noire son haut bleu
Dans l’herbe presque allongée, s’appuyant sur sa main droite
Et de la gauche en visière s’abritant les yeux du soleil
Trop fort malgré l’ombrage
Quel vif bonheur
Sortir dans le jardin
Dans les bruits de l’été
Le soleil mord la peau, impossible de lui faire confiance
Elle riait ma mère dans sa fatigue
Et c’était un rire de joie
Le bonheur c’est, après dix ans de maladie
De souffrances opaques dans les chambres blanches
D’allées et venues sans art dans les couloirs désinfectés
De nuits sans sommeil
Un peu de soleil trop chaud sur la peau blanche
Le sentiment d’une brève infidélité faite au tourment de sa propre vie
Et l’excitation joyeuse de l’infidèle.
J’ai une photo de ma mère en jupe noire et haut bleu
C’est moi qui l’avais prise ce jour-là
La nuit même j’avais fait un rêve
Que je lui avais raconté il lui avait fait venir des larmes
Dans l’herbe des criquets soulevaient leurs ailes
Et sous leurs ailes
Le même bleu intense que la chemise de ma mère
Ils soulevaient leurs grandes ailes
Ils découvraient la percée bleue de leur âme
Et s’envolaient dans un ciel pâle
Ma mère avait aussi une robe bleue et noire
Parfaitement bleue à gauche, parfaitement noire à droite
Séparée au milieu d’une couture de velours
Toute droite, sans autre grâce que celle du tissu
Satiné
Elle la mettait pour rester à la maison
Comme elle restait toujours à la maison du temps de cette robe
Du temps de la fatigue, de la grande maladie
De la haute lutte fatigante
Elle la mettait toujours
Et c’était sur elle un séparation tranchée
Dont la netteté dure m’étonnait chaque jour
Ma mère tranchée séparée et dure et belle
Je ne souhaite pas à mon fils de m’aimer comme je l’ai fait de ma mère
Non
Car c’est un amour sans pitié
Sans recours possible, sans secours, sans espoir
Impuissamment adorant
Impuissamment jugeant
Retors et trouble parfois
Parfois attaquant comme le loup imprévisible
Qui aime comme il mord
Haut et fort
A la gorge de préférence
Tout allait bien dans l’herbe chauffée au soleil d’un été de plus
Elle avait eu du courage
Se lever et marcher jusqu’au jardin
Le courage désirant d’aller sentir l’herbe chaude
Et le vent
Il lui avait fallu une journée entière
Pour accomplir ce trajet de la chambre au jardin
Peut-être plus
Peut-être des années
Quel courage un si long voyage pour si peu de chose
Mais ma mère aimait vivre
Et peu de chose était toujours quelque chose
Parce qu’elle savait compter et qu’elle avait le sens de la mesure
Ainsi
Elle s’était levée appuyée contre moi
J’avais maquillé comme chaque jour ses yeux
Sa bouche
Du rose sur ses joues
Séché ses cheveux
Admiré le noir des cheveux
Noir total
Admirable vraiment
Discuté
Ses mains tremblaient de fatigue
Nos faces à faces inversés devant le miroir
Parlant d’une chose
Et pensant à une autre
J’aurais voulu être pour toi une mère
Différente
Tandis que je réglais le séchoir sur la position moyenne
Ni trop chaud ni trop froid afin qu’elle n’eût pas à me dire
Plus chaud
Plus froid
Petite assise sur sa chaise elle avait relevé la tête
Et cherché mon regard dans le miroir
Emmène-moi dehors
Plus tard ma mère devait chercher une nouvelle fois mon regard dans le miroir
Chercher et ne pas le trouver vraiment car
Je ne savais plus comment me tenir car
Ma mère ayant perdu tous ses cheveux noirs
— cela arrive mais moi c’était ma mère —
Ma mère ayant perdu tous ses cheveux
Et ayant sur mon conseil recouvert sa tête d’un foulard fleuri
(Tu ressembles à une poupée russe comme ça )
Ma mère voulut nous mettre à l’épreuve de sa vérité nouvelle
Je préfère dit-elle que tu me voies maintenant
Plutôt que par hasard, par accident
Je préfère que tu aies vu
Et elle a enlevé son foulard
Le regard sérieux ne me lâchant pas dans la glace
L’effroi que je m’effraye
Mais je n’avais pas peur
Peur de rien
Pas même de sa mort
Différente
Peur de rien sinon
De sa douleur
Alors sa tête nue et son regard effrayé
Sont devenus ma douleur
J’ai dit c’est toujours toi Maman
Tu te ressembles
Jamais je ne pourrais m’imaginer autrement que tu n’es
Voilà comme tu es
Tu te ressembles
Maman
Voilà comme tu es
Je crois que
Pour être honnête
J’aurais préféré ne pas voir ça
Et si en vérité
Elle m’avait regardé d’un air malin
Si j’avais embrassé sa tête nue
Si on avait fait des blagues sur la mort
Si on était allées au restaurant manger des pommes au caramel
Si on avait parlé de mes futurs enfants
Si
Ce n’est pas impossible
C’est arrivé à tout le monde exactement comme je dis
Alors pourquoi pas à elle
Pourquoi pas à moi
Emmène-moi dehors
Le vent
Fais-moi sortir
Bronzer un peu
Je ne sais pas
J’ai envie de sortir
Maman maman
Quel plaisir
On va faire des glaces aux œufs pour manger dehors
De l’huile d’olive et du citron sur la peau pour bronzer vite et fort
Un chapeau
L’herbe chaude
Des framboises de la crème fraîche oh dis-moi vite ce que tu veux
Juste sortir un peu
Les roses
Je ne sais pas
Les criquets sur l’herbe bleue
Et fumer pourquoi pas
Une cigarette thérapeutique
Pour soigner l’âme
Si longtemps que je n’ai pas fumé
Le médecin m’a dit que je pouvais
Mais toi ma fille n’y touche jamais
Dieu t’en garde une cigarette pour commencer
Et on ne sait pas comment ça finit
Ton oncle par exemple...
Moi je redoutais la taloche sévère
Que m’aurait valu la cigarette volée à mon frère
Et fumée le matin même sur le balcon
Si elle l’avait su
Ma mère qui était si fière d’avoir cessé de fumer
Le jour exact où elle s’était aperçue qu’elle avait fumé
Quoi
Douze cigarettes
Ma mère est morte d’indicibles choses envahissant les poumons
A la fin elle respirait sous la machine
La machine respirait pour elle, soulevant, abaissant la poitrine
Forçant l’air dans les poumons comme moi forçant le passage de la fumée dans la gorge à vif
Moi qui fume l’herbe toxique de ma survie paradoxale, moi
Je ne meurs pas
Je veux dire
Les lois de la vie ne sont pas simples
Cela ne se passe pas comme ceci ni comme cela mais autrement
Je veux dire
Elle n’aurait pas dû faire ces calculs avec la mort
Calculer comme si on pouvait quel calcul calculer quoi
Non tu n’aurais pas dû
La gorge à vif d’oser le dire
Non non non
Non Maman
Non
Un soir elle est revenue à la maison
Un dossier sous le bras
Je l’ai vue d’en haut
Différente
Elle a levé les yeux
Et son dossier lui est tombé des mains
Des radios sont tombées par terre
Des poumons bleus irradiés dans le noir
Petites tâches suspectes
Pièces à conviction
Des ordonnances
Des feuilles d’examen
Et des lettres du médecin
Elle croyait qu’elle allait mourir bientôt
C’était vrai et c’était faux
Elle ne l’a jamais dit mais je l’ai toujours su
Non pas la mort
Mais cette fatale certitude en elle
Tuant la vie de son vivant
Ma mère suppliante
Dans l’entrée
Me regardant d’en bas
Eperdue
De ne pas pouvoir demander
A moi sa fille
Que faire
Désarmée
Demandant à l’intérieur sa mère
Et ne la trouvant pas
Cherchant vers le haut sa mère
Et ne la trouvant pas
Oh ma mère abandonnée
On fait un chocolat Maman ?
Ma mère ne pleurant pas
Devant la télé
Ma mère debout dans sa grande maison
On sera bien
Debout devant le temps compté de sa vie
Et que faire
Ce soir
Et que faire
Demain
Comme il faut bien se consoler
D’une manière, ou d’une autre, ou d’une autre encore
Le lendemain matin nous allâmes au supermarché
Il y avait une boutique qui vendait des poissons
Et des oiseaux
Ma mère choisit
Deux oiseaux
Un couple
Un mâle rouge sang et une femelle
Elle les mit dans une grande cage
Elle s’occupa d’eux
Un jour la femelle pondit des œufs gris et des oeufs bleus
Ma mère les mit dans du coton
Et chaque jour elle les retournait un à un comme elle avait lu qu’il convenait de le faire
Elle observait
Elle priait
Elle voulait tellement
Pourquoi n’est-ce pas arrivé quel malheur quelle injustice
Elle voulait tellement qu’en sorte
Des oisillons ridicules des petites choses vivantes des canaris nains
Au moins un
Mais des œufs lentement pourrissant il ne sortit jamais rien
La femelle pour finir les creva de son bec
Coquilles vides et sèches
De toute vie dépourvues et nous ne le savions pas
Des semaines à croire que ça vivait et ça ne vivait pas
Puis elle s’en pris au mâle
Il était plus petit qu’elle
Plus chétif, moins malin
Nous ne prenions pas ça au sérieux
Nous avions tort
On le retrouva un matin
Mort
Elle avait eu raison de lui
La grasse femelle
Un coup de bec dans le crâne
Personne n’avait rien entendu
Mort imbécilement sans se plaindre
L’imbécile mâle
Mort dignement le bec clos sans un bruit
L’imbécile mort seul dans la nuit
L’imbécile
Je suis dévorée de pitié
Mais morts et vivants la pitié ne leur vaut rien, aux hommes
Et si les vivants se cajolent parfois dans la caresse illusoire de ma compassion
Les morts, eux, ne me pardonneront pas une pitié de trop
Pas un faux pas, rien
Qui les entrave dans leur course
Il en va de leur vie de morts
Urgente
Implacable
Je suis dévorée de pitié
Soulève donc le drap
Ta pitié soulève-la
Va voir d’un peu plus près quel procès elle recouvre
Sur quelle injustice hurlante l’as-tu jetée pour qu’elle l’étouffe
Comme le feu la lourde couverture de laine qui brûle un peu au passage et se plaint bruyamment
Tandis qu’au-dessous le feu se meurt
Etouffé
Epargne maintenant épargne immédiatement
Ton immémoriale victime
Dis un peu de vérité
Mon frère aussi mon bien-aimé
Faisait brûler sa vie à l’ombre des feuillages
Dans le jardin débordant de roses du 137
Il brûlait mon pauvre toute sa matière
Son visage s’émaciait de jour en jour
Nuit après nuit ses terreurs sanglotantes
Et il parlait infatigable le texte insensé de sa démence
Il avait trouvé le lieu où se reposer de ce non-lieu
Démence
Il s’y sentait mal
Mais moins mal qu’auprès de nous ployés sous la raideur sévère du mensonge
Il souffrait avec bruit
Je me taisais j’écrivais j’étais quant à moi
Parfaite
Lui faisait des convulsions impressionnantes dans le salon pavé de marbre
De notre maison de banlieue
Menaçait de vomir sur la table
Si on le forçait à manger une bouchée de plus
Vomissait des torrents d’injure
Convulsait l’air raréfié du foyer
M’empêchait de faire mes devoirs moi qui faisais mes devoirs
Dérangeait tout
Faisait chier
Tout et tous
Criant hurlant bavant
Maltraitant ma mère
Malade
Furieusement épris du désir de soigner ma mère malade
Epris du rêve que lui seul savait
Qu’elle arrête tous les médicaments qu’elle parte à la montagne assez de ces putains de chimio
Nous nous moquions des paroles du fou
Je me disais quant à moi pourquoi pas
Mais en public nous nous moquions
Il veut qu’elle crève ou quoi
Tu vas crever sûrement si tu continues
Avec tes médecins de merde
La montagne et rien d’autre
Ne plus y penser
Manger normalement
Vivre
Le bon air
La montagne
Le ciel
Le temps qu’il reste normalement
Sans toutes ces tortures de merde
Il aboyait il se griffait il faisait de grands gestes
Nous rigolions paniqués
Ma mère se tenait là pétrifiée impuissante
Consciencieuse mettant du soin à se soigner comme les médecins lui avaient prescrit de le faire
Affolée ne comprenant pas ce qui lui arrivait
Pourquoi
Combien de temps
Comptant affolée les cachets dans la boîte
Elle ne se trompait jamais
Je l’ai vue un soir pleurer de ne pas savoir combien de temps
Oh ma mère éternelle maintenant tu sais
Tête embrouillée par la douleur
Par la morphine pour faire taire la douleur
Rêve endeuillé d’un corps apaisé
Dont on a souvenir
Et qu’on regrette
Et qu’on n’est plus même capable d’espérer
Hallucinations terrifiées de la nuit
Comptes nocturnes tordus par la morphine
Morphine quelle drogue étrange moi aussi j’en ai eu
Après l’accouchement
Haute dose la première nuit pour apaiser les chairs à vif
La cicatrice hurlait incongrue dans tout ce bonheur
Il dormait près de moi, j’hallucinais sa forme
Son goût le goût de sa survie
Il était un survivant et moi je planais souffrante exaltée
Qu’il fut là
Je remerciais
En traversant des épaisseurs de rêve empoisonnées
Qui infiltraient les couloirs bruyants de l’hôpital
Circulaient dans les escaliers
Allaient rôder près des autres services
Là où je n’avais rien à faire mais où j’allais quand même
Réanimation
Tête embrouillée par le mensonge
Qu’avait-elle fait pour voir grandir sous son toit ce fils-là
Endeuillant
Hurlant chaque seconde du jour quelle injustice lui seul savait
Inaudible insupportable qu’avait-elle fait
Pour qu’il fût si méchant ?
Je disais maman il souffre
Qu’avait-elle fait pour qu’il souffre si méchamment ?
Elle ne savait pas
Personne ne savait
Elle mourait
Personne ne savait
Personne pour oser savoir qu’il savait
Personne
Notre père tranquille partait le matin revenait le soir
Toute la journée faisant son métier d’épicier
Tenant impeccable sa boutique
Parlant cerneaux de noix rhum martiniquais huile d’olive corse
Curry de Madras – Madras quelle belle ville j’adore l’Afrique j’y suis né
Avec assurance
L’Afrique quelle beauté
La recette du curry ? Oui très simple
Et il inventait
Voilà vous faites comme cela et quand tout est prêt
Vous m’appelez hein qu’on le mange ensemble
Les clients riaient
Faisaient et cela marchait
Doué pour mentir des mensonges vrais
Chaque fois ça passait
Toute sa vie vécue à côté
Et ça passe et ça passe
Aujourd’hui encore je le vois qui s’endort
Immobile voûté sur le canapé du salon
Devant la télé hurlante sa tête douloureuse reposant sur sa main douloureuse
Il s’endort habillé
Se réveille surpris
Se rendort plein d’incompréhension et de doutes
Sur la nature des choses
Il est mauvais par nature
Il veut nuire
De toute façon c’est dans la famille
Un vieux gène pourri
Tu te rappelles Maxou la sœur de Winston
Pas très clair non plus le Winston, jamais travaillé de sa vie
Tu te rappelles Maxou ? Folle dépressive, c’était une folie
Toute la journée des disques de Brel
Toute la journée avec ses 33 tours
J’adore Brel mais quand même
Faut pas que ça te tape sur le système
Ca lui a tapé sur le système
A la fin elle s’est jetée par la fenêtre
Chez ses parents tu te rends compte leur faire ça
Elle s’est jetée
A eux
Elle
Une folie
Non moi je ne le supporterais pas
Disait mon père
Et Raoul le grand père
Non il y a un grain
Et Alain le petit frère
Ca fait beaucoup
Voilà c’est une fatalité
On n’y peut rien
Maintenant il lit Freud
Ca va lui taper sur le système
Y en a qui sont plus fragiles
Toi tu peux lire
Tu es bonne à l’école
Mais lui ça le rend cinglé
C’est une fragilité oui
Un terrain
Il n’est pas comme nous
Mais il ne faut pas qu’il fasse de mal à Maman
Là je lui fous mon poing dans la gueule
Ca fait mal de dire ça c’est mon fils
Mais s’il fait du mal à Maman
Je lui fais sauter toutes ses dents
Il n’a pas honte ou quoi
Sa mère malade
Toutes ses dents
Disait mon père
Sa femme il ne l’incriminait pas
Elle pourtant née de cette famille maudite
Vecteur obscur du grain
Passeuse de folie
Instrument de la fatalité
Fragile également
Mais autrement
Il ne lui reprochait rien
Il l’aimait
Plus que son fils
Plus que lui-même
Plus que tout
Dévotement
Bêtement
J’ai longtemps pensé que je tenais ça de lui
Cette bêtise dans la tendresse
Qui s’avoue tout à coup violence assassine
Un matin
On ne sait pourquoi
Et semblant de rien l’air de se défendre
Des accents de justice dans la voix
Poings dents gorge cœur
Serrés
Tue
Mon frère les yeux aigus me regarde par en-dessous
Il tue tout ce qu’il y a autour de lui
Fuis-le. Va-t-en. Ne reste pas.
Tout ce qui reste meurt. Regarde Maman. Regarde le chien. Et moi bientôt.
Passe ton chemin, et vite. Il ne fait pas exprès, il n’est pas méchant
Ce n’est pas lui qui décide
Il porte la mort, c’est tout
Il ne faut pas faire de commerce avec lui
Pas lui serrer la main pas de bise ni bonjour ni bonsoir
Rien qu’un coup d’œil de côté juste le temps de le voir venir
Et dès que tu l’as reconnu
Tu te tires, et vite
Avant qu’il ne te jette son poison de mort à la tête
Qu’il ne t’embarrasse le cerveau
Et que tu ne te retrouves prise au piège
Comme un rat et tous ses petits avec.
Moi je n’écoutais qu’à moitié
La rage inquiète des mises en garde fraternelles
Je ne croyais pas qu’on puisse mourir autrement que par accident
Je ne croyais à rien qu’à l’accident
C’était
Ma religion officielle
Ainsi ma mère accidentée
Son père son frère et le cousin Winston
Ces nôtres innombrables sur qui pèsent le soupçon de folie
Longue chaîne d’accidents
Hasards malheureux malheur acharné
Mon propre frère
Un accident
Incompréhensible
Et moi-même je m’imaginais
L’objet d’un accident futur
Une overdose quelconque dans la douceur matinale d’une cour d’immeuble
Une subite envie de sauter du quatrième étage au lycée
Histoire d’éviter le contrôle de math
Histoire de rigoler un coup
Histoire de faire mentir une fois la loi familiale
Qui haïssait les hommes et les faisait mourir
Jeudi midi salle 120
Un piano entre nous plus besoin de parler
Je joue
Il me regarde jouer
C’est super
Je dis
J’ai un frère, tu sais, il joue mieux que moi
Je n’ai pas très envie de le connaître
Parce que vous vous ressemblez alors fatalement
Il me fait peur
A moi aussi mais c’est mon frère
Si tu le connaissais
Je n’ai pas très envie de le connaître
Tu tomberais amoureux de lui
C’est sûr
Enfin il me sourit d’un vrai sourire charnel
Erotique
Il répète
C’est sûr
Tu me quitterais
Je te quitterais ?
Oh oui
On n’a jamais été ensemble
On est ensemble
Ah je ne savais pas
Tu sais très bien
Etre ensemble ce n’est pas ça
C’est quoi
Quelque chose en plus
Quoi
Se toucher
Je souris gênée inapte inepte
Je ne réponds pas
Je touche quant à moi le piano
De plus belle
On raconte qu’à ma naissance mon frère
Se cachait sous les meubles du salon
Dans les placards
Dans les toilettes
Il se cachait pendant qu’autour de moi la fête
On raconte que plus tard il m’a tordu le bras
Alors mon père l’a frappé
Juste retour des choses
J’avais peut-être un an il en avait cinq
Tu frappes je te frappe
Mon fils de cinq ans
Je ne comprends pas qu’on puisse frapper
Une si petite fille
Je te frappe d’incompréhension
Toi qui ne comprends pas non plus
Ce que tu as fait
Et personne pour te l’expliquer
En sortant du collège
Alors qu’il était monté dans le bus
Mon frère a vu dehors une fille qui poursuivait un garçon en pleurant
Elle s’accrochait à lui se jetait à son cou
Et il la repoussait au point qu’elle tombe par terre
A un moment
Dit mon frère
Le garçon a pris la tête de la fille par les cheveux
Une main de chaque côté de la tête
Et il lui a donné plusieurs coups de genoux
En plein visage
En l’empêchant de bouger la tête avec ses deux mains
Et mon frère son coeur explosait de douleur
Dans une autre version
A la fin de l’histoire
Il sortait du bus très calmement
Il s’approchait du type
Lui donnait un fabuleux coup de poing en pleine gueule
Et le type s’effondrait dans une mare de sang.
Il remontait dans le bus sans un regard
Pour la fille épouvantée par tant de justice cruelle
Admiré
Haï
Consolé
Maman
Explique-nous pour de vrai
Parler ça fait du mal
Faisons du mal
Parlons
Je ne vous comprends pas
Ma mère intimidée ses deux enfants en face
Ses deux enfants de face leurs quatre yeux grand ouverts
Ils en savent plus long que moi
Oui
C’était vrai
Venus au monde pleins d’un savoir solitaire
Leur regard ouvert sur des plaines de menace
Leur vérité vivante ils hurlaient en silence
Un cri qu’elle ne comprenait pas
Mes enfants
Taisez-vous
Ne me tourmentez pas
Leurs deux bouches jumelles embrassées dans le cri
Vous n’avez pas honte
Oh nous avions honte
Tais-toi mais tais-toi mais tais-toi mais tais-toi
Nous avons honte
Mais nous crions tout de même
Et aujourd’hui encore
Et pour toujours
Sa solitude murée
Vivante emmurée
Seule avec elle-même pour seul témoin d’elle-même
Parée d’or
D’argent
De pierreries
Sa bague de fiançaille
Son éternel diamant d’épouse
Et les strass trop brillants offerts par ses enfants
Vive éteinte sous la froide masse de pierre
Comme on le faisait autrefois dit-on
Des princesses adultères
Des possédées du démon
De celles qu’on ne pouvait
Ni tuer
Ni laisser vivre
Princesses
Pleurées d’elles-mêmes
Habitées de larmes
Tremblant de toute leur chair noyée
Leur heure trop proche
Suppliant
Pour vivre encore un peu
Encore un peu de temps
Songeant à leur jeunesse
Songeant à leur désir
Songeant à leurs enfants
Ainsi l’on peut
Des années durant
Faire de son lit sa tombe
Faire de sa vie sa tombe
Et que le monde applaudisse
En disant tout va bien
Et bonjour et bonsoir
Par-dessus la clôture du jardin
Morts saluant des morts et vivants enterrés
Vifs enterrés
Pour que leur bouche se taise
Et que n’en sorte
L’infâme jet de terre
Dont ma mère vivante était
Epouvantée
Un jour
Je rentre dans la maison par la grande porte fenêtre de la cuisine
Il y a mon frère
Il dit des choses incompréhensibles
Mon père et mon oncle l’engueulent
Ils lui disent de finir son assiette
Mon frère se durcit et devient méchant
Le père et l’oncle moqueurs et prêts à frapper
Je dis
Laissez-le tranquille
Il est triste
Il a des raisons
Aussitôt mon frère fond en larmes puériles, violentes
Je l’entoure de mes bras
C’est maman, ça ne va pas, hein ?
On essaie de me cacher
Mais je vois
Ca va très mal
Et ça va aller encore plus mal
Je sais
Avec les médicaments qu’elle prend
Si elle avait un enfant maintenant
Ce serait très mal
Mais non
C’est impossible
On lui a tout enlevé
Tu sais
Elle ne peut pas avoir d’enfant ?
Non
C’est fini tout ça
Il prend acte
Il médite
Et voilà qu’étrangement
Mon frère se console dans la chaude lumière d’avant le soir
Mais cette histoire, je crois que c’est un rêve
Que j’ai inventé une nuit
Récemment
Mon enfant endormi dans mes bras
Je me suis réveillée
J’ai allumé la lumière
Je l’ai regardé
Sa forme est entrée en moi
J’ai su qu’il vivait
Qu’il vivait
Qu’il vivait
Qu’il vivait enfin
Qu’il vivait
J’ai éteint la lumière
J’ai refermé les yeux
Elle avait un pull vert que je croyais reconnaître
Je me trompais
Je mentais
Ou j’inventais
Ce vert-là, je ne l’avais jamais vu
Et la nostalgie puissante qui me venait en le voyant
Une fiction
C’était ma mère néanmoins. Je la prenais par la taille
Avec un peu de forfanterie inavouée
A l’adresse d’un groupe d’hommes qui se trouvait là
Comme si
Je voulais leur démontrer mon autorité première sur cette femme
Et qu’ils restent entre eux, inquiets, instables
Pauvres hommes entre eux avec leur foutu
Leur indésirable désir d’hommes
Je lui disais
C’est dommage que tu ne reviennes pas plus souvent
Franchement
C’est difficile de continuer à être ensemble sans se voir
Elle était ce qu’elle est
Morte revenue me voir
Comme parfois
Rarement
Nous marchions au soleil
Je la tenais contre moi
Elle prenait l’air dégagé
Egaré
De celle qui n’a pas entendu
Et moi
De son air
Je riais
Une nuit bien plus tard
Bien, bien loin du lycée
Dans la chambre noire
Au mur encadrée une rose noyée vive
Dans un verre épais
Sur le lit des draps repassés
Blancs
Une couverture blanche
Des oreillers blancs
Blanc de ce blanc de ceux qui savent y faire
Avec la propreté
Sa mère dort en bas
Nous veillons
Je me dis : elle doit croire que je suis son amante
Et alors, c’est faux ?
Je m’étonne, je suis bien son amante
Ainsi allongée près de lui dans la maison parentale
Je ne m’en étais pas rendu compte
Je pense à mon amant véritable
L’homme au T-shirt chauffé par le soleil
Je pense à lui
Mon amant
Que je trompe
Et je me tais
Femme fais un miracle et touche ma vie
Tu ne veux même pas que je te touche qu’est-ce que tu veux
Fais un miracle
Quel genre de miracle
Je ne suis pas spécialiste
Touche-moi
Tu ne veux pas
Je ne veux que ça
Tiens
Laisse ta main là
Tu n’en as même pas envie
J’en ai mortellement envie
Tu ne sais pas ce que c’est d’avoir envie
Je veux savoir
On n’apprend pas comme ça
Apprends-moi
Ca me gêne ta mère en bas
Elle ça ne la gêne pas
Il n’y a pas moyen d’apprendre il faut
Etre prêt à prendre un risque terrible il faut
Etre prêt à faire un enfant
Cela ne s’apprend pas c’est une décision
Alors le désir vient
Dans le risque
Mais pas sans lui
Enfin j’en rajoute un peu
Ne rajoute pas dis la vérité
Ca me gêne ta mère en bas
Ca ne la gêne pas elle adore ça
Que tu ne fasses pas d’enfant ?
Tu es méchante
Ton frère non plus ne peut pas
C’est sa femme
Non, c’est lui
C’est une question de gènes
C’est une question d’endroit
Il habite trop près
Vous habitez tous trop près
Les enfants ça se fait ailleurs
Loin
Je me sens loin
Tu n’es loin que de moi
Personne ne t’aimera jamais mieux que moi
Si
Son visage se ferme
Lui allongé sur le dos moi penchée sur son visage qui se ferme
Comment peux-tu le savoir ?
C’est déjà fait.
Et son visage se ferme
Qui ?
Je dis son nom.
Il récite
Amer
Amoureux
- Sur qui pleurez-vous donc
que me sentant venir
vos yeux se ferment comme sur un souvenir ?
- Celui qui vous ressemble
et dont j’attends qu’il meure
pour ne pas lui survivre.
Allez votre chemin.
Il me regarde
Je n’ai jamais dit ça, de personne, mais de toi je le dis :
Je voudrais un enfant
Je dis
Rigole pas avec ça
Je sais ce que je dis
Non tu ne sais pas
Je voudrais
Ne répète pas
Ne me tente pas
Avec toi non
Je n’ai pas le droit
Ton crime
Maman
Mon heure
Qui ne vient pas
Nuit après nuit
Mon crime
Cette heure
Qui ne vient pas
Maman
Qu’il disparaisse
Ou toi
Ou moi
Voilà
Notre crime rêvé à tous
Un problème logique
Un doute
Je compte
Un
Deux
Trois
Qui restera-t-il alors
Pour rêver
Pour compter
Nos chiffres criminels
J’ai honte
J’ai si peur
De me tromper
Je crains de me tromper
Je crois que je me trompe
Nuit après nuit
Criminellement
Moi et mon frère assis
De part et d’autre de l’écrasante table de marbre
Dont la démesure et le prix honore, aux yeux de mon père
Son arrière-boutique depuis rebaptisée « le labo »
Entre nous des bocaux ouverts
Du sucre, des épices
Des bouquets de menthes qui pourrissent
Des gâteaux dévorés sans reconnaissance
Par nous, enfants ingrats et douloureux
Pour notre père ingrat et douloureux
Qui s’est endormi dans un coin
Presque assis
La tête comiquement inclinée vers l’avant
Comme un enfant puni
Dans les hurlements de la télévision
Mon frère et moi face à face
Entre nous nos jeux tus
Ma colère ensevelie
Ma peur déniée
Sa honte
Des siècles de silence
Notre mère morte
Il reprend la parole
Je ne comprends pas que ça ce soit passé comme ça
Moi non plus
C’est tellement dommage
Une telle galère
Tu as mal ? Je sens bien
Ca c’est pourtant passé comme ça
Ne pleure pas je t’en prie
J’aime beaucoup ce gris que tu portes
Deux, c’est un de trop
Ce gris que tu as
T'as vu il est beau ce T-shirt pour un T-shirt. J'en ai acheté cinq les mêmes
C’est un gris consolant
Il te plaît, hein, je le savais
C’est la nuit qui vient
J’adore ma petite soeur
C’est comme un combat de cerveau à cerveau entre nous
C’est comme ça
Je sais que tu sais et tu sais que je sais et nous savons que nous savons
Tu devrais pas partir.Moi je dois rester ici
Personne ne te demande de partir
Ils me retrouveront comment si je bouge
Qui
Mes parents
Ce sont aussi mes parents je te signale
Tu fais ce que tu veux
Je veux aller vivre loin
On vit très bien ici
Pas question
Je veux dire tu pourrais venir vivre ici
Tu pourrais acheter la grande maison près de la gare et on s’y met tous
C’est ça
Mais avec lui idiote, avec lui aussi
Même comme ça
Tu es fou ou quoi
Tu fais ce que tu veux moi je vous emmerde tous et je bouge pas d’ici
J’attends Maman
Dans mon ventre mon enfant bouge
De toute façon, moi, j’ai refusé ce monde parce que j’aimais trop le sexe
Alors on m’a foutu dehors.
Je ris longtemps
Il prend un air modeste
Tu sais les deux mots que je préfère
Que je place par-dessus tout au monde ?
Non
Equanimité
Et l’autre ?
Equanimité, c’est le même
Egalité d’âme
Egalité des âmes
Egalité de nos âmes
Egalité de ton âme à elle-même
Egalité de mon âme à elle-même
Equanimité totale parfaite absolue
Bonne belle juste et vraie
E-le-le-le-le-lè
Moi je suis marié avec
Equanimité
Et si un jour on a une petite fille ensemble
Elle s’appellera
Equanimité
Hier mon père s’est acheté deux poissons rouges
Il les a mis dans un bocal plein d’eau
Ce qu’il voudrait
C’est un vrai aquarium
Avec des algues des mers du sud
Des poissons-chat qui sucent les vitres
Des poissons-néons un vrai tube digestif
Avec des nageoires
Dit mon père
Et des crabes muets dans le sable qui se terrent
Des homards pour manger
Des méduses pour la couleur
Des murènes pour la vérité
Et des poissons-combattants
Si beaux avec leurs nageoires de voile bleu
Qu’ils se jalousent entre eux
Et détestant leur race
Leur race uniquement
S’entretuent
Lentement
On m’a jetée
Dans un jeu retors
Où je suis à la fois
Et simultanément
L’accusée
La victime
Le témoin
Le juge
La cour qui punit
L’amante qui excuse
La peine
L’exécuteur
Le tabouret
La corde
Le baiser au condamné
La bouche
Le souffle
L’aube éternelle sur le toit de la prison