Nouvelles du pays des morts
​
Il paraît que les morts ne meurent pas.
C'est une chose que j'ai entendu dire plusieurs fois dans ma vie. Une fois même, c'était un acteur, sur une scène de théâtre, qui le disait, c'était dans son texte. Et voici qu'hier encore un garçon bien vivant m'en a parlé. Il disait qu'ils étaient des millions à penser comme lui. Je me suis souvenue, alors seulement - c'est drôle, j'avais oublié - qu'une fois, une morte était venue me parler à moi. Pour me dire que je devais "la vivre", ou quelque chose comme ça, un truc bizarre, en tout cas elle me parlait bel et bien, elle en avait des choses à dire.
Cela fait beaucoup d'occurrences pour une même pensée, sans compter les millions de personnes dont me parlait le gars. Et sans compter tout ce que les hommes ont inventé à ce sujet depuis que le monde existe. C'est une croyance dont il faut bien tenir compte à la fin.
Il me semble qu'on est prêts pour tenter l'expérience, mettre l'hypothèse à l'épreuve. Pas toutes ces conneries de spiritisme avec des alphabets des verres qui se cassent, tout le bordel, non, juste leur faire savoir qu'on est là, prêts à leur faire un peu de place, puisqu'on croyait qu'ils étaient morts et en fait non, pas exactement. On veut bien leur faire un peu de place, ça va, on peut faire ça.
Allez, on déploie les antennes. Je les invite à parler ici, faites de même chez vous.
Demain matin je vous donnerai des nouvelles. J'espère que j'en aurai. C'est pas sûr.
***
Eh bien mes chers, le ton est donné.
"Vivants de merde on vous nique tous."
Reçu 518 fois ce message sur toute la durée de la nuit, à intervalles de temps variables. Le mort a tenu à rester anonyme. J'ai essayé d'engager un dialogue avec lui pour lui signaler que le blog des morts n'aurait aucun succès auprès des vivants s'il attaquait si dur, mais il a répété obstinément son message, d'une voix détachée, presque sereine.
Je suis désolée de n'avoir que ça à vous rapporter ce matin. Ils sont pas vraiment sympa. Je me demande si je ne ferai pas mieux de faire tourner les tables et de casser les verres, au fond.
Je m'en fous, je reste au poste cette nuit, et on verra ce qu'on verra. A demain.
***
Cette nuit, je me suis dit : il faut prendre les devants. Et j'ai enregistré dans ma mémoire dure le message d'accueil suivant :
"Chers morts, c'est nous qui avons les droits d'accès et de modération ici, alors pesez vos mots et vos pensées, si vous voulez avoir une chance d'être entendus. Ce message ne s'adresse pas à ceux d'entre vous, nombreux j'imagine, qui ne se reconnaîtraient pas dans les propos insultants tenus par je ne sais quel mal-mort venu me parler hier. Il s'adresse aux mal intentionnés. On vous ouvre la porte, on la refermera vite fait si vous ne savez pas vous tenir. C'est à vous maintenant."
Pendant les premières heures de la nuit, un étrange phénomène m'a tenue éveillée. Il me semblait que quelqu'un était là mais se tenait silencieux, comme s'il hésitait à parler. Puis il s'en allait, comment dire, il "raccrochait." Et il revenait un peu plus tard. Cette présence intermittente m'affolait tout à fait.
Je ne sentais jamais quand il arrivait, et au fond, je n'étais jamais certaine qu'il soit là. Mais je me rendais compte tout à coup qu'il avait été là quand brutalement j'entendais qu'il s'était retiré. Tout à coup le silence se durcissait, à l'intérieur. Comme si le souffle pourtant parfaitement muet du mort avait réussi à animer de présence, imperceptiblement, ce silence, à creuser le vide d'un vide qui paradoxalement le remplissait.
***
De nouveau ce soir je me prépare à les entendre. Je suis tentée par l'idée de renoncer. Je préfère encore les messages insultants à cette visitation muette. Je voudrais qu'ils parlent cette fois. Je vais leur répondre, à leurs insultes, ça les obligera peut-être à parler en retour ? Au lieu d'énumérer mes foutues règles de modération.
Alors voilà ce que je vais leur dire, cette nuit, 518 fois s'il le faut, jusqu'à ce que j'en trouve un qui cède, et qui l'ouvre, à la fin, sa grande gueule de mort qui se croit tout permis.
Je vais lui dire : profite mon gars, je vais pas rester longtemps ici. Bientôt je serai morte, comme toi, et qui te donnera la parole ici ? Qui après moi aura cette idée de cinglée ?
Vas-y, parle, c'est maintenant ou jamais.
Tu connais, ça, maintenant ou jamais ? Tu as oublié sans doute, ce genre de compte-là, là où tu es, tu as tout le temps du monde, rien d'autre à faire que de répéter la même chose cinq cent fois dans la nuit. Mais moi, je n'ai pas tout le temps, et il faudra bien que tu fasses avec, si tu veux parler ici. Faudra bien que tu fasses avec tes vivants de merde, toi le mort, maintenant les vivants c'est eux, tu n'en as pas d'autres en face. Et pour eux, c'est ici et maintenant. Si tu n'as rien à dire, boucle-là. On ne te demande pas de parler pour ne rien dire. On te demande de nous dire des trucs qui comptent.
Je sais que tu ne comptes pas, toi, là où tu es, mais nous, on compte. Si tu veux nous parler à nous, il faut compter. Allez. Une, deux, trois. Dis quelque chose qui compte.
***
Quelqu'un est venu cette nuit, par intermittence, comme hier. Comme hier, je n'étais jamais certaine qu'il soit là. Sa présence, on ne pouvait pas la sentir. Seule la sensation infime, âpre et sourde, de son absence, me disait chaque fois avec la même cruauté que j'avais manqué une occasion de le retenir, de le prendre. Mais je m'étais fixé pour règle de ne pas parler la première, alors j'espérais et je me la bouclais.
Vers trois heures du matin, n'y tenant plus, je prends la parole, contre tous mes principes. Je dis, aussi doucement que je le peux :
- Je sais que vous êtes là. Pourquoi ne parlez-vous pas ?
Silence et souffle, présence et silence. Je continue.
- Est-ce que vous me connaissez ? Est-ce que je vous connais ? Est-ce que vous cherchez quelqu'un qui n'est pas moi ? Est-ce que je parle trop ?
Silence et souffle, encore.
- Ne partez pas s'il vous plaît, je n'en peux plus d'attendre. Je, je ne sais pas, je vous aime (mais quelle cinglée, pourquoi ai-je dit ça ? J'aurais dit n'importe quoi). Pourquoi ne parlez-vous pas, pourquoi êtes-vous venu si ce n'est pas pour me dire quelque chose ?
Alors à la fin, d'une voix à bout de souffle, plus éreintée, plus fuyante que je n'en ai jamais entendue chez les vivants de notre espèce, même dans les moments de grande ivresse et de grand abandon, une voix pure, presque sans timbre, une voix ou rien ne vibrait qui fasse un son, une voix de vent salé, un cri suave, il me dit :
- Je n'ai rien à dire. Et je ne sais pas mentir.
- Oh, vous êtes là. Que faites-vous là, pourquoi êtes vous venu ? Merci d'être venu.
A nouveau le silence.
- Est-ce vous qui m'avez envoyé ce message un peu, là, comment dire, un peu pénible, avant-hier, 518 fois ?
Un souffle, un ralentissement. Vous savez, quand on dit "le son meurt". Sa présence mourait.
- Ne partez pas.
Un silence presque de pierre. Je crois qu'il est parti. Mais tout à coup, tout près, comme s'il me parlait à l'oreille, avec une tendresse dont je n'aurais jamais cru un mort capable, une tendresse charnelle, j'entends ça :
- Ce n'est pas moi qui choisis. Ce n'est pas vous non plus. Je ne sais pas pourquoi je suis là. Je parlerai quand j'aurais quelque chose à dire. Vous ferez de même.
- Mais qu'attendez-vous de moi ?
- Je n'attends pas. Je suis là, c'est tout, qu'y puis-je ?
- C'était vous, hier ?
- Hier ? Moi, c'est toujours moi, il n'y a pas d'hier.
- Y en a un qui m'a insultée.
Il rit sans bruit, à l'intérieur de moi. Je constate qu'il rit mais je ne l'entends pas. Comme si c'était moi qui riait. Comme si je rêvais que je riais. Comme si je m'imaginais rire. Pourtant ce n'était pas moi, c'était lui. C'était bon ça.
Quand il reprend sa parole est lente, fluide, étale, sans tension aucune, sans intonation.
- Nous répétons les mots de quelqu'un d'autre. Toujours. Celui qui vous a dit ça, eh bien, ce n'est pas lui qui vous l'a dit. Il répète ce qu'un autre à dit à un autre en répétant lui aussi. Peut-être que c'était moi avant hier, oui, qu'importe, moi c'est toujours moi.
- Est-ce que vous reviendrez demain ?
- Mais je suis là. Quel demain ?
- J'ai peur de m'endormir, je voudrais plus que tout au monde ne pas dormir maintenant.
- Ce n'est pas nous qui choisissons.
- Je suis tellement heureuse de vous entendre.
- Ma petite chérie.
- Que dites-vous ?
- Je ne choisis rien, ne vous attardez pas sur les mots, ne posez pas de questions, vous ne choisissez pas non plus, ne faites pas comme si vous pouviez choisir, il faut répondre, vite, aussi vite qu'on peut, comme on renvoie la balle, le reste n'existe pas, répondez seulement, ne vous occupez pas de savoir, ne vous occupez pas de comprendre, ne vous occupez pas de deviner, ne vous souciez pas de tout à l'heure, ne vous interrogez pas sur moi, ne cherchez pas à ne soyez pas ne ressemblez pas ne...
Oh mon Dieu. Il m'a parlé si longtemps sans reprendre son souffle, de cette voix unie, sage, un peu humide, cette phrase unique avançant nue, continue et désolée, sans accent, sans accident, sans virage, comme un météore qui déroule son interminable chemin dans l'univers en déjouant une à une toutes les tentations de la gravité, si longtemps, que je me suis endormie en cours de route. Des rêves délicieux.
Et quand il s'en allait, ce silence qu
--i autrefois me semblait normal, le silence, quoi, bête, plat, sans rien dedans, ce silence me paraissait soudain creux, froid, minéral, comme une pierre sans coeur, une pierre. J'attendais alors durement, des minutes, des heures durant, dans l'espoir que le coeur revienne dans la pierre. J'adhérais à chaque miette de temps. Et il revenait. Et il repartait.
A force de compter ses allées et venues, d'attendre, et de perdre le compte finalement, à force de guetter les battements sourds de sa présence, je m'absentais moi-même, sans m'en apercevoir. Je me suis réveillée à l'aube, désolée, défaite. Je crois qu'il était parti pour de bon.
***
Bon, je vais vous décevoir. Cette nuit, l'échange a été très prosaïque. Je me demande pourquoi mon attention, ma passion, ma patience, mon écoute, pourquoi rien de tout cela n'exerce le moindre pouvoir, la moindre séduction sur eux, ni ne me donne jamais aucun droit, aucune assurance d'avoir en face quelqu'un qui en vaille la peine ? Est-ce que moi, j'en vaux la peine pour eux ? Elle est là, la cruelle question.
Vers 1h du matin, après quelques heures d'attente stérile, j'ai senti que quelque chose allait se passer. Je me suis préparée au meilleur comme au pire - je commence à les connaître.
Et là, une voix de vieille bique qui me dit d'un ton aigre : "Pour commencer, arrête de fumer ma poulette, c'est pas bon pour la santé." J'ai répondu : "Eh, t'es pas ma mère !" (ça m'est sorti tout seul), et la vieille qui - je le jure sur ma mère - n'était pas ma mère a répondu d'un ton traînant : "Va savoir..."
Puis plus rien. Il faut dire que j'ai laissé tomber vers 3h du matin, dépitée, en constatant mon impuissance radicale à sortir de ma tête cette question : est-ce que je devrai arrêter de fumer ? Pour faire plaisir à la vieille ? Pour quoi d'autre sinon ? Pour ne pas mourir, peut-être ?
Je crois que j'étais trop agitée pour eux.
Bon, on verra cette nuit, qui vient. J'aimerais tant le retrouver, celui de l'autre soir. Je commence à me demander, avec une certaine inquiétude, s'ils sont plusieurs à être venus me parler, ou si c'est un seul qui se déguise sous différentes voix, et qui se fout de moi. De ma patience, de ma passion, etc. C'est vexant.
Venez pas me donner des leçons sur la vie les morts. C'est pas drôle.
A tout à l'heure.
***
J'ai médité depuis quelques jours le message de la vieille. Plus le temps passe, plus il m'apparaît nettement que, si j'avais voulu m'adresser à moi-même l'air de rien quelque injonction fracassante, ou si ma culpabilité avait voulu me jeter un peu de son sel au cerveau sans se faire repérer comme telle, je ne m'y serais pas prise autrement. Je me serais envoyé à moi-même, dans le demi sommeil des premières heures de la nuit, un message rageur, cauchemardesque et un peu drôle tout de même, mais sans plus, à travers la voix acide d'une apparente inconnue.
Je commence à soupçonner mes morts. Je commence à me soupçonner moi-même. Et s'il n'y avait personne d'autre que moi, ici, une seule petite bonne femme qui se donne des airs de médiums et qui agite, dans le silence de sa conscience, des marionnettes bonnes à tout dire ? Si mes morts n'étaient que des émanations de moi-même ? Si rien ne venait jamais d'en face, mais tout de l'intérieur ?
Cette pensée a eu le pouvoir de me désoler longtemps. Je me sens seule. Je ne m'aime pas assez pour passer mes nuits en compagnie de moi-même. Je ne m'aime pas. Je me fatigue, je me déteste. C'est pour cela que je fume des cigarettes. Je voudrais quelqu'un en face. J'y ai cru, de tout mon coeur, qu'il y avait quelqu'un en face, pourquoi me trahissent-ils maintenant ? Pourquoi ce silence radical ?
Alors j'ai voulu mettre à l'épreuve la vérité de ces voix. Je me suis dit : prends-la au sérieux, la dernière, la vieille. Ne te contente pas de lui parler dans la nuit, la parole ne prouve rien, saura-t-on jamais qui parle à qui ? Elle te dit d'arrêter de fumer. Arrête-toi de fumer, et reviens le lui dire. Toi tu ne veux pas, mais elle, elle veut, fais-le pour elle. Et vois alors ce qui se passe.
Si elle ne revient pas, tu es bonne pour en finir avec ce récit. Il n'y a pas de nouvelles, pas de pays, pas de morts, rien d'autre que des foutus désirs que tu prends pour des foutues réalités.
Si elle revient, alors il y a un en face, un ailleurs, un ailleurs qui réclame à un ici son dû, et si on le lui donne, alors on force l'ailleurs à revenir, à se mêler de nous. Même cette vieille aigre et pointue, même cette foutue vieille que je ne connais pas, je voudrais qu'elle se mêle encore de moi, si elle existe.
J'ai arrêté de fumer. C'était douloureux.
Je l'ai fait pour toi la vieille, me lâche pas.
***
"Ah, tu te crois seule. Tu es bien arrogante de te croire seule. Tu serais bien la seule au monde à être seule. Si on pouvait l'être, ça se saurait.
C'est notre rêve à tous, qu'est-ce que tu crois. Etre seul. C'est notre lot à tous, qu'est-ce que tu oses rêver, d'être, tous autant que nous sommes, tout sauf seuls, tous collés ensemble en une masse informe où chacun tente désespérément de ressembler à quelque chose, d'être quelqu'un.
Ma petite, crois-tu que je pourrais te lâcher ? Je n'ai pas d'autre endroit que toi où aller. Quant à toi, n'imagine pas m'abandonner, quand bien même tu passerais des jours à me clouer le bec, à dévisager l'écran noir de ton ordinateur éteint, à prendre un mutisme pour une disparition, des jours à rouler dans ta tête cette idée, cette tentation d'être seule.
Nous sommes bel et bien ensemble, antennes déployées ou pas, que tu m'écoutes ou que tu me fasses taire. Je ne suis pas une vieille, je ne suis pas un amant, je ne suis pas ta mère - eh, du calme - je ne suis pas ton frère, je ne suis pas un mort voyou qui insulte les vivants, je ne suis pas toi, sûrement pas.
Je suis autre chose. Ne perds pas ton temps à chercher, parle avec moi et laisse-toi faire, ma petite fleur lasse, oh mon pétale froissé, laisse-toi répondre, prends, et donne, et prends, et donne."
Voilà ce qu'elle m'a dit, la vieille, cette nuit, mais je dormais déjà. Je ne saurais jamais si j'ai rêvé. Quelque chose me dit qu'il faut que je renonce à cette question. En tout cas la vieille ma répondu. Elle m'a répondu. Elle est là.
***
"M'aimerez-vous assez pour ne pas raccrocher cette fois avant l'heure comme chaque fois vous raccrochez avant l'heure avant la fin avant la clôture du saint compte qui nous laisserait pour une fois vous et moi satisfaits et contents, la fin de l'histoire le fin mot le sens sans suite l'ultime rebondissement le moment où toutes les cartes jetées par poignées en l'air retombent au sol chacune sur la face qui convient et où toutes ensembles offrent le spectacle miraculeux d'une révélation éphémère mais totale nous priverez-vous cette fois encore de cette joie de cette fièvre raccrocherez-vous juste avant comme vous faites cruellement juste avant vos yeux s'embrument tout à coup votre voix perd de son timbre votre souffle gagne et votre voix décède il ne reste plus que du souffle les yeux se ferment au moment le plus intense le plus beau de la fête vous trembliez toute entière c'était le moment et voilà votre âme décline et votre chair brutalement se lasse sans prévenir sans laisser la moindre chance de retour vous vous détournez sans conscience aucune de le faire vous partez dans votre sommeil de mortelle m'aimerez-vous assez cette fois pour ne pas me refuser la joie d'un achèvement que craignez-vous que ce soit le dernier mais non il y en aura d'autres tant et tant ah vous mortels croyez si fort si anxieusement si passionnément que certaines choses n'arrivent qu'une fois tout votre être vous l'accrochez à cette idée cet espoir ce désespoir que la mort est unique et sans retour si vous saviez si vous saviez ma belle oeuvre mon si délicat assemblage de poussière si vous saviez combien de fois déjà vous êtes morte si vous saviez à quel point la mort ne vous apprendra rien que vous ne sachiez déjà si vous saviez dans quel temps véritable vous mourez et naissez et mourez sans cesse vous ne vous garderiez pas ainsi comiquement pour plus tard vous ne commanderiez pas coquettement à vos yeux de se refermer au plus beau moment de la fête comme une qui minaude et succombe sous un compliment trop vif non vous ouvririez grand les yeux vous diriez encore encore vous ne diriez pas ah non je ne suis pas prête comme ils disent toujours les pauvres mortels qui croient pauvres imbéciles roulés dans la farine de leurs racontars de mortels qui croient qu'il y a des bons moments des mauvais et des bons moments pour faire les choses qui ne savent pas qu'il faut tout faire le plus possible le plus vite possible tout de suite sans cesse que c'est là notre enfer et notre éternité le sel le sucre la tourmente et le plaisir encore et encore et qu'on ne doit jamais dire non à rien sans quoi on retourne bêtement à la case départ du jeu éternel où il est si long si long d'avancer et dont nous sommes avides de découvrir l'ultime mystère certains disent qu'on ne finit pas cette partie mais eh qui sont-ils pour savoir moi je dis qu'on ne sait rien allez tentez avec moi ne faites pas votre mortelle de merde n'ayez pas vos délicatesses de vivants vos manières de coquette avant le grand saut oubliez toutes ces conneries il n'y a pas de grand saut c'est une chute infinie un envol sans sommet la fin de rien le début de tout oh souvenez-vous vous avez trois ans une vague vous bouscule le goût du sel envahit votre bouche le bleu amer du ciel vous suffoque c'est ainsi bon et dur souvenez vous seule dans le désert vous marchez il ne faut pas trop m'éloigner pensez-vous s'éloigner de quoi de la voiture qui chauffe au soleil de la source d'eau de la vie ? Ne pas s'éloigner pensez-vous anxieusement tandis qu'irrésistiblement vous attire la pointe violette qui perce sous les griffes vertes, argentées, rocheuses, d'un chardon, une sèche plante du désert, ne pas s'éloigner tandis qu'elle vous pointe sa vérité indigo droit dans le coeur qu'aviez-vous compris alors ? rien fin de rien début de tout, souvenez-vous, le vieil homme allongé sur le côté dans le métro parisien, son gros corps épais secoué de spasmes, son ventre à nu, qui vomissait son mauvais vin devant une classe de maternelle hallucinée, souvenez-vous vous aviez six ans l'envie vous est venue de mourir pour ne pas avoir une fois encore à voir ça vous ne teniez pas vous ne supportiez pas déjà vous vouliez raccrocher avez-vous raccroché alors non et non vous avez continué persévéré parce que vous les vivants accordez aveuglément votre confiance à votre condition de vivant et ce que vous êtes vous le restez sans discuter vivants vivants et il en faut des tonnes des monceaux de désillusions de trahisons de mensonges révélés de souffrances intolérables de supplices inutiles pour que l'un de vous raccroche et s'en aille de la vie vous appelez ça le suicide et vos prenez vos airs de vivants effarouchés mais eh vous qui êtes venue vous coucher près de moi dans ma nuit accordez-moi un peu de cette confiance que vous accordez bien inutilement à la vie qui vous le rend mal et faites comme si j'étais vivant faites comme si nous étions deux vivants qui croient à leur condition à leur privilège et quoi que vous rencontriez de moi quoi que je vous fasse quoi que je vous oppose que je vous rassure que je vous trahisse qu'importe donnez-nous d'être ensemble sans discussion possible sans évasion possible donnez-nous l'éternité donnez-vous abandonnez-vous maintenant tout de suite il n'y a pas d'après c'est maintenant maintenant maintenant maintenant maintenant non ne raccrochez pas m'aimerez-vous assez pour ne pas raccrocher cette fois avant l'heure", etc.
***
Eh, le mort, c'est un dialogue de sourd. Tu me dis de ne pas raccrocher, mais c'est toi qui raccroches. Je t'attends des nuits entières et tu ne viens pas. Et puis une nuit tu reviens et alors soudain tu t'étonnes que je ne sois pas là.
Pourquoi tout ce bruit entre nous, alors que nous n'échangeons rien, que des mots sans suite, rien, qu'est-ce que c'est que cette bataille sans objets, sans arme, sans véritable intention de nuire, sans réel désir de paix ? Qu'est-ce que ce soupçon qui guette toute rencontre ?
Qu'avons-nous à faire ensemble au fond ? Tu me parles, et je ne comprends rien. Je fais celle qui comprend, mais je ne comprends rien. Je fais semblant, tu le sais, je sais que tu le sais, et nous acceptons tous les deux ce mensonge comme s'il disait notre vérité la plus précieuse. Et si on renonçait ? Allez, on raccroche cette fois ?
Ensemble ?
***
Non mais tu rêves.
Ah c'est bien vous ça, c'est tout vous, les vivants, avec vos histoires, toujours à faire des histoires pour que ça se passe autrement.
Ici, on le sait, nous, que ça se passe comme ça se passe. Pas autrement.
Raccrocher ensemble. Ma petite, il y en a toujours un qui raccroche avant l'autre. C'est ce qu'on appelle raccrocher.
Et toi, ton rêve d'une séparation consentie, c'est ce qu'on appelle un rêve.
Foutus vivants avec vos rêves.
***
Oh ma Sarah qu'as-tu fait ? Tu as raccroché ? Pour de bon ?
Ma Sarah, qu'as-tu fait ?
***
Chut. Je suis là. Je t'entends.
Mais pas un mot de plus ici.
Cachons-nous désormais.